Le Centre d’Essais secret de Citroën à la Ferté Vidame sous l’Occupation allemande

   • LIEU : La Ferté Vidame
  • DATE DE L'INTERVENTION : 15 aout 2024
   • PARTENAIRE(S) : Commune de la Ferté Vidame, Agents Citroën

Acquis en 1938 auprès de la famille VIELJEUX, ce centre d’essais des véhicules “révolutionnaires”, conserve encore aujourd’hui des mythes tenaces quant à sa proximité avec les Autorités Allemandes de l’époque – les SS s’y sont installés début 1944 – et , également, quant à la volonté résistante de la marque à soustraire le modèle emblématique de la future 2 CV connue sous le nom de TPV ou très petite voiture.

Avec des documents manuscrits et indiscutables de Henri LORIDANT, directeur du site durant l’Occupation, le CEDREL a pu éclaircir ces zones d’ombres où les phantasmes des amoureux de la marque cachaient des réalités plus prosaïques.

Cette conférence a été délivrée lors des journées d’aout 2024 à la Ferté Vidame pour célébrer le 80ème anniversaire de la Libération.

Le Centre d’Essais Citroën à la Ferté Vidame

Plans des différentes pistes d’essais

Le centre qui s’étend sur 812 hectares est bordé par 12 km de hauts murs de 2,70 mètres. C’est idéal pour y abriter des recherches secrètes.

Le 18 novembre 1938, cette propriété appartenant à la famille Vieljeux est acheté par Michelin, société propriétaire de la marque Citroën. L’ancienne propriété du marquis de Laborde est ainsi scindée en deux parties, le petit château (les communs) et le parc revenant finalement au Conseil Départemental d’Eure et Loir.

Une première piste d’essais est créée avant-guerre ‘ l’Octogone’ ainsi que le circuit ville entre les installations agricoles de la ferme de La Richardière, exploitée par la famille Faguin, et qui domine par son activité l’utilisation du site.

Cette ferme de 150 hectares fait partie de la demi-douzaine de fermes construites par le Marquis de Laborde sous les principes des physiocrates, lesquels tentent de rationnaliser le travail agricole y compris dans la disposition des bâtiments.

En 1938, le responsable des essais, Mr Henri Loridant gère donc cette piste dans la cour de la ferme. S’y ajoutera le « triangle colonial », « l’autodrome », et « l’octogone » en 1939.

La toponymie des lieux choisis fait référence aux activités agricoles : le Pré aux Poulains, le Pré aux cochons, etc…

Les essais de véhicules commencent avant la déclaration de guerre avec deux véhicules emblématiques : le TUB et la T.P.V. C’est la mission des « Essayeurs ».

Mr Terrasson, essayeur (à droite) devant les TPV

Le TUB

La TPV, l’origine de la 2CV

En 1936, bien avant la création du site fertois, Pierre-Jules Boulanger, directeur technique de Citroën se lance un défi qu’il fait partager à ses équipes : « construire un véhicule rural, pouvant transporter deux cultivateurs en sabots et 50 kgs de pommes de terre à 60km/h et ne consommant que 3 litres au 100km. »

Ce sera un véhicule léger pour passer les chemins boueux, facile à conduire et confortable. Un panier d’œufs à l’arrière de la voiture devra rester intact durant le trajet et le prix devra être inférieur à celui de la traction.

4 roues sous un parapluie

Ce sera cette définition qui est destinée à la future 2 CV, baptisée à ce stade de « Très Petite Voiture » ou TPV. Le secret de fabrication devra être assuré et le site de la Ferté Vidame se prêtera bien à cette mission. Car la concurrence est rude avant-guerre dans le monde automobile français dominé par Renaut et Citroën.

La déclaration de guerre de la France à l’Allemagne nazie en 1939 vient modifier la situation politique, mais le projet de TPV débute tout de même avec la mise en fabrication d’une présérie de 250 véhicules à l’usine Citroën de Levallois. L’homologation est obtenue le 28 août 1939 tandis que la guerre est déclarée le 3 septembre 1939.

Ces 250 prototypes seront détruits dans la nouvelle configuration de l’industrie française désormais tournée exclusivement vers les matériels militaires.

En 1968, on retrouvera à la Ferté Vidame, dans un atelier, 1 exemplaire de TPV entièrement démonté et rangé en caisse, puis 30 ans plus tard, en 1998 dans un grenier de la ferme de la Richardière, trois autres véhicules en différents états, mais sans aucune explication sur leur stockage dans ce grenier.

Un de ces trois véhicules a été utilisé dans le site à la sortie de la guerre, et sur lequel on avait installé une barre de remorquage où Mr Faguin attelait une petite remorque pour ramasser de l’herbe pour les lapins.

Les TPV dans le grenier de la Richardière (photo 1998).

L’exemplaire de pré série sera remonté début 1969 sur le site de la Ferté Vidame par Mr Loridant et son équipe de mécaniciens pour l’anniversaire des 30 ans de la TPV

Restaurée elle rejoint ensuite les véhicules de la marque au musée Citroën. 

A la fin des années 1990, le site du centre d’essais lève une partie de ses secrets entretenus autour de la TPV avec la re-découverte de ces exemplaires dans le grenier. Ils sont extraits délicatement puis dirigés « en l’état » vers le musée Citroën.

Commence alors la légende : ces véhicules révolutionnaires ont été cachés dans le grenier pour les soustraire à l’appétit des occupants allemands, toujours friands de récupérer en France occupée les innovations industrielles…

Les Allemands à la Ferté Vidame

Durant l’occupation, l’armée allemande utilise le site d’essais Citroën pour y faire séjourner des troupes de façon temporaire. Une compagnie SS de 300 soldats y est cantonnée plusieurs semaines en 1944 avec l’objectif de détruire le maquis de la Ferté Vidame. Elle attaquera au canon le siège du maquis caché dans une ancienne tuilerie à la Chapelle Fortin.

Lors de la débâcle allemande d’août 1944, c’est une centaine de camions qui y seront stockés pour faciliter le transport des troupes, nombreuses lors du repli.

La présence allemande s’inscrit de façon opportuniste : il s’agit de s’accaparer un lieu pouvant abriter matériels militaires et troupes de façon à appliquer la stratégie du haut commandement allemand dans la bataille de Normandie.

Le centre d’essais Citroën, porteur de secrets industriels, n’est pas recherché pour cela par les experts allemands de l’automobile et la présence de quelques épaves de TPV encore sur place est probablement un secret de polichinelle. Seules, leurs roues seront réquisitionnées par l’occupant, laissant les voitures sur cales.

En fait, l’activité du lieu est essentiellement axée sur la production agricole de la ferme de la Richardière qui doit atteindre des objectifs fixés par Pierre Le Baube, Préfet d’Eure et Loir qui, soumis aux pressions allemandes régulières, doit obtenir un relèvement spectaculaire de la production. En 1943, celle-ci n’atteint pas celle des années 38-39 du fait de l’effondrement lié à l’exode, puis au rationnement, et enfin au STO qui prive les fermes des bras de la jeunesse agricole.

Sur place, la présence de nombreux animaux conduit à des dégradations importantes des premières pistes et ce, au détriment de l’activité industrielle du Centre d’Essais.

La TPV est un projet connu des spécialistes allemands de la société Porsche qui, avant-guerre, ont été présents à Levallois où le modèle « secret » est en pré- fabrication. L’idée selon laquelle une Volkswagen vaut bien 2 TPV montre à la fois la faiblesse du modèle français de la voiture populaire et une ironie non dissimulée de la part des industriels allemands. C’est le sens de cette proposition allemande qui sera refusée par le Président de Citroën.

Lors du passage de troupes américaines de la Libération à la Ferté Vidame, le directeur Mr Loridant témoignera, le 29 aout 1944, que les TPV, montées sur des chandelles, donc bien visibles, ont suscité l’admiration des militaires.

Placés dans un grenier à une époque où cela était encore possible (depuis des travaux dans l’immeuble ont condamné l’accès d’origine) ne résulterait que de la décision de stocker là, des véhicules desquels on pourrait soustraire des pièces. Le stockage en étage de certaines TPV, daterait de 1946 ou 1948, soit bien après    la Libération.

L’oubli a fait le reste et permis cette re-découverte et sa légende romantique d’un acte de résistance passive de la part d’un industriel de l’automobile.

Hiver 1997-98, les TPV sont extraites de leur long sommeil.

Les notes hebdomadaires de Henri Loridant sous l’Occupation

Le directeur du Centre d’Essais est bien placé pour témoigner de la présence allemande dans le site secret. Chaque fois qu’il le peut, il transmet ses notes, chaque semaine, à la direction de Citroën au laboratoire de Javel.

 Les messages sont acheminés par des chauffeurs de la Laiterie Parisienne de Lamblore qui se rendent très souvent en région parisienne pour leurs livraisons de lait à la capitale.

Prises sur le vif, et avec un style détournant les soupçons, ces notes reflètent bien le climat de l’époque et les évènements qui s’y déroulent.

A la Ferté tout le monde creuse des tranchées…

23 juin 1944 : « Les locataires ont changé » « Les fils (de courant) viennent d’être coupés à 300 mètres de la Richardière… Il y a de fréquents bombardements, La Loupe a été sérieusement touchée, beaucoup de victimes » A la Ferté, rien de changé, le sommeil n’y est pas trop calme… tout le monde creuse des tranchées »

C’était une journée chargée

30 juin : « Dimanche dernier, un quadrimoteur américain s’est abattu sur la route de Senonches, personne à bord. Les curieux n’ont pas tardé…2 chasseurs (aériens) les ont repérés par deux fois et ils se sont dérouillés les jambes pour échapper aux bombes et aux mitraillages. 4 Bombes dont une fusante sont tombées à l’intérieur de la propriété… L’après-midi bombardement sur la forêt de Senonches et mitraillages aux alentours. C’était une journée chargée.

Quelques personnes se jugeant peu en sécurité ont déménagé dont quelques notables… »

Une bombe et deux morts

8 juillet : « dans la nuit de lundi à mardi, vers 4 heures du matin, une bombe…trois maisons détruites, plusieurs blessés, deux morts. La nuit suivante…le pays ceinturé par des fusées éclairantes, les Fertois dans leurs trous n’étaient pas trop fiers…Depuis tous les autres jours, bombardements fréquents des alentours, un avion a été abattu non loin de La Puisaye, le pilote a sauté en parachute. Les citadins changent de gite la nuit vers les hameaux ou les bois, choix par toujours heureux. La circulation en vélo est interdite ici. Une sanction ?

Par des gens du pays requis, les Ponts et Chaussées font creuser des tranchées tous les 25 mètres.

On a revu nos « visiteurs »

« Ils avaient dit qu’ils reviendraient ; réquisition des voitures dans le pays mais elles n’étaient pas trop complètes…des roues de TPV sont prises dans les ateliers pour équiper les voitures réquisitionnées. Après 2 jours et 2 nuits ils sont partis, empruntant simplement de l’outillage et les roues nues, j’ai récupéré pneus et chambres…Ils m’ont remis une espèce de bon. »

Les bombardements s’intensifient

15 juillet : « Nouveau bombardement du pays, c’est la gare et le silo qui étaient visés par 8 à 10 bombes, pas de victimes, une chance car il y avait une dizaine de voitures à chevaux en train de charger du blé…Des chevaux ont été tués et des bestiaux environnants. Des maisons sont sérieusement endommagées. 

Des réquisitions musclées

23 juillet : « 6 nouvelles bombes sont tombées dans la propriété, 10 mètres de murs à terre, le reste sur Senonches qui en a l’habitude. Les bucherons ne veulent plus rien savoir pour travailler en forêt. » 

« Les choses se gâtent, on réquisitionne dans tout le pays, beaucoup d’absents parmi les requis. Hier matin au saut du lit, les autorités compétentes en grand Tra la là sont venues bloquer le patelin, fouiller les maisons de la cave au grenier et emballer tout le monde en camion même ceux qui étaient de passage. Et en avant pour les chantiers, le Maire en tête. Le fermier (Mr Faguin) allant en ville, a vite fait marche arrière…Il a été requis deux jours pour faire des tranchées. Les ouvriers du centre seront tous requis à tour de rôle en fonction de l’âge.

Des listes plus fournies ont été constituées et les requis doivent être au RDV demain matin sous peine de sanctions graves sur eux ou à défaut leur famille. Des prises d’otages sont envisagées. Quelques messieurs prudents ont fait leur valise… »

L’activité industrielle du Centre d’Essais se résume à la révision et l’amélioration des machines agricoles : moissonneuse, arracheuse de pomme de terre.

Le garde champêtre est tué

6 août : « Soirée agitée avec bombardements à Verneuil et la Ferté. Des chapelets de bombes sur les croisements de petites routes près du cimetière. De grands trous où l’on pourrait y mettre une maison d’un étage. Les tranchées, jusqu’ici peu fréquentées ont connu l’affluence. Le reste des bombes a été lâché vers La Puisaye. Le garde champêtre est la seule victime de la Ferté par un éclat dans le crâne.

Les routes sont absolument désertes. Un nouvel avion a été descendu près de Lamblore, le 2ème au même endroit en peu de temps. »

Henri Loridant annonce qu’ils commenceront la moisson la semaine prochaine ayant fini les fourrages, malgré les craintes des ouvriers qui passent leur temps à surveiller le ciel d’où vient le danger et plus tard la liberté. Le directeur met la main à la pâte et participe aux travaux durant l’indisposition provisoire du fermier.

Après le départ des Allemands on apprend des détails

29 août : « nous avons eu des « Frisés » dans la propriété et aux abords immédiats. De l’artillerie près du Bel Air et des camions de ravitaillement dans le petit bois au bout de la piste. Ils étaient restés du 9 au 12 aout, intéressés par les victuailles. Du 12 au 14, seuls les SS restèrent en ville où leurs convois défilaient vers l’arrière. Aucune circulation civile autorisée à part les femmes, et une à une.

Cela chauffait dans les alentours, fouilles des fermes pour trouver les maquisards, mitraillages dans les bois, plusieurs fermes incendiées dans les environs par les SS et quelques jeunes gens capturés et fusillés ».

Texte du CEDREL avec l’apport de 2 agents Citroën. Juillet 2024, DR.

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